34 ans et des poussières d'éternité
Il y a des âges qu’on ne prévoit pas.
On s’imaginait fauchée avant,
et l’on se découvre encore debout,
le cœur battant,
à l’orée d’un chemin que l’on n’avait pas dessiné.
34 ans…
Quelle surprise.
Une escale invisible que je n’avais jamais su atteindre en pensée.
Quelque part dans ma trajectoire, il y avait un flou.
Une zone blanche sur la carte.
Une interruption précoce de ma ligne de vie.
J’ai toujours cru que je m’éteindrais avant.
Était-ce à cause de cette tendance génétique aux cellules qui trahissent sans prévenir ?
Ou à l’usure précoce de l’âme face à l’ébauche d’un avenir sans saveur ?
Je me sentais prisonnière de ma vie.
J’endurais les jours comme on endure sa peine.
Et j’implorais que ma sentence vienne.
Le présent était une pluie persistante.
L’avenir, un brouillard impénétrable.
Une fin volontaire aurait dévasté mes parents.
Alors j’écrivais mes testaments,
en espérant un hasard fatal, net, presque élégant.
Mais la vie, elle, a tenu bon.
Et moi aussi, malgré tout.
Aujourd’hui encore, je porte cette sensation d’un départ prématuré.
Mais peu à peu, la pluie a cessé.
Les nuages se sont dissipés, et la lumière — contre toute attente — a fini par percer.
Cette mélancolie profonde s’est vêtue d’une étrange fureur de vivre.
Et vivre a moitié m’est devenue impossible.
⸻
C’est peut-être là que tout a changé.
Une nuit seule, dans la neige, à la belle étoile.
Moi, qui avais eu si peur du noir…
Chaque pas, chaque rafale, chaque silence m’a rendue plus vivante.
Le froid mordait mon visage,
le vent soulevait mes doutes,
mais quelque chose en moi restait étrangement calme.
Pas l’absence de peur.
Plutôt sa traversée.
J’étais là, au milieu des montagnes endormies,
à écouter le silence respirer autour de moi.
Et j’ai senti, pour la première fois,
l’intensité simple d’être vivante.
J’habitais le monde.
Et j’habitais ma vie.
Puis, je me suis retrouvée suspendue dans l’eau,
loin du rivage, loin du bruit.
Tout autour, le bleu s’étirait à l’infini —
au-dessus, un ciel liquide,
au-dessous, un vertige sans fond.
Et puis, soudain, les poissons sont apparus.
Des centaines, des milliers,
glissant comme un seul souffle dans la lumière,
dansant ensemble comme si l’océan était une musique,
et que je flottais en plein cœur de sa partition.
Je n’étais plus une observatrice.
J’étais devenue silence, sel, battement.
J’étais dedans.
Un jour, dans le silence liquide d’une baie tranquille,
une raie aigle est apparue.
Elle glissait sous moi comme une ombre ailée,
puis s’est mise à tourner, lentement, autour de mon corps suspendu.
Elle ne fuyait pas.
Elle écrivait des cercles.
Et dans cette spirale partagée,
j’ai senti quelque chose d’inexplicable :
une reconnaissance muette.
Comme si elle savait que je ne voulais rien saisir, rien troubler.
Comme si elle m’acceptait dans son monde.
Deux corps en apesanteur,
liés par le simple désir d’exister,
sans heurts, sans peur,
juste là.
Un soir, au sommet du mont Sistron,
j’étais seule, enveloppée d’un brouillard dense,
comme si le monde m’avait caché sa lumière.
La fin d’après-midi s’étirait dans le gris,
et j’avais presque renoncé à voir quoi que ce soit.
Et puis, soudain, au moment précis où le soleil s’inclinait,
la brume s’est ouverte, comme un rideau qu’on tire lentement.
Les montagnes ont émergé, une à une,
au-dessus d’une mer de nuages encore frémissante,
et le ciel s’est teinté de rose, d’orangé, de silence.
Un cadeau inattendu.
Un instant de grâce, venu me dire : tu es exactement là où tu devais être.
Il y a eu des mains tendues,
des regards bienveillants au bout du monde,
et des silences partagés avec des âmes qui comprenaient sans qu’on ait besoin d’expliquer.
Il y a eu des pas de côté, des départs à l’aube,
des rendez-vous manqués avec la norme,
et tant mieux.
Et puis il y a eu l’espoir.
Celui qui ne crie pas mais qui s’ancre, doucement.
Celui qui ranime les gestes, et murmure que les rêves ne sont pas fous.
Celui qui, sans promesse, ouvre pourtant un chemin.
⸻
Aujourd’hui, j’ai 34 ans.
Et malgré les doutes, les pas encore franchis, les peurs à venir,
je peux dire ceci :
j’ai vécu des choses merveilleuses.
Des instants de grâce.
Des respirations pleines.
Des frissons d’alignement.
Je repense souvent à cette phrase de Henry David Thoreau :
« Je partis dans les bois parce que je voulais vivre sans me hâter,
vivre intensément et sucer toute la moelle de la vie.
Je voulais chasser tout ce qui dénaturait la vie,
pour ne pas, au soir de la vieillesse, découvrir que je n’avais pas vécu. »
C’est exactement cela.
Je veux vivre pleinement.
Sans filtre. Sans mensonge. Sans attente.
Je veux m’offrir une existence que je n’aurai pas à regretter.
Et ce qu’il y a de plus fou dans tout ça,
c’est que je sens que ce n’est pas fini.
Et si le plus beau restait à venir ?
Et si toute cette poésie n’avait été qu’un prélude ?
Une première poussée de sève…
avant l’éclosion.
















































