Un bivouac dans le vent

26 & 27 mars 2025 - Lacs de Terres Rouges

Cela faisait des mois que j’attendais une fenêtre.
Une éclaircie dans le ciel, dans mon emploi du temps… et dans mes propres peurs.
Il faut bien l’admettre : si je ne suis pas allée plus tôt dormir là-haut, ce n’est pas seulement à cause des avalanches, de la pluie ou des obligations. C’est aussi parce qu’une part de moi reculait.
Pas de terreur franche. Plutôt une peur feutrée, indéfinissable, qui rôde autour des décisions.
Peur de quoi, exactement ? Je ne sais pas.
Mais souvent, j’ai peur… d’avoir peur.
Peur de me retrouver là-haut, seule, face à cette peur, sans savoir quoi en faire. Comme si je redoutais moins le froid ou le noir que ma propre réaction intérieure.

Et puis, bien sûr, il y a cette autre peur.
Celle qui colle à la peau, même quand le vent l’arrache à tout le reste : la peur de tomber sur un homme. Pas n’importe quel homme.
Un homme caché dans la montagne, qui attendrait qu’une femme vienne bivouaquer seule.
C’est irrationnel, bien sûr. Mais pas absurde.
C’est une peur sourde, héritée de récits, d’histoires, de silences aussi. Une peur qui pousse à tout anticiper, à tout verrouiller.
Et qui, parfois, suffit à te retenir en bas.

J’étais restée en France cet hiver pour ça : aller bivouaquer dans la neige, en silence, dans la nature brute, loin du tumulte des hommes. Mais l’hiver s’était dérobé sous les caprices du ciel. Et moi, je trouvais chaque fois une bonne raison de rester en bas.

Jusqu’à ce jour-là.
Pas de soleil, non. Mais pas de pluie non plus. Des rafales, oui, mais supportables.
Alors j’ai fait mon sac.

Un sac trop lourd, comme souvent. Vingt kilos. J’ai gratté deux ou trois kilos, comme on essaie d’ôter deux ou trois couches de doutes avant de partir. Et j’ai pris la route.

Ma mère m’a écrit avant que je parte.
Tu y vas quand même, Sarah ? Il neige.
J’ai regardé la météo : il neigeait, oui, mais deux heures. Ensuite, ça devait s’arrêter.
La foi qu’on place dans une application météo dépasse parfois celle qu’on place en soi-même. J’ai dit à ma mère que ça allait. Et j’ai roulé jusqu’à Isola 2000.

Là-haut, il neigeait toujours.

Je sortais d’une séance d’ostéopathie vasculaire. J’en suis sortie un peu sonnée, un peu flottante, comme si mon corps avait été brassé de l’intérieur. J’aurais pu rebrousser chemin. Me dire que ce n’était pas le bon jour. Mais il y a une forme d’entêtement doux qui me tient debout quand la montagne m’appelle. Mon sac pesait son poids… Dedans, l’hiver tout entier : des mois d’attente, des rêves reportés, le fardeau doux d’un départ enfin possible.

J’avais tenté une nouvelle configuration : un matelas en mousse accroché en haut du sac, qui s’emmêlait aux branches. Un appareil photo en bandoulière, un autre vissé à la ceinture ventrale, mais mal vissé, alors je devais m’arrêter toutes les cinq minutes pour le revisser. Une de ces petites galères qu’on oublie vite… sauf quand il faut s’arrêter tous les 30 mètres, jurer doucement, revisser en gainant, et repartir.

À un croisement, j’ai choisi les traces de ski plutôt que les traces de raquettes. Mauvais choix. J’ai passé une heure à m’enfoncer dans la poudreuse jusqu’aux genoux. Mon bâton s’est planté dans la neige comme un pieu dans la terre et ne voulait plus ressortir. J’ai dû creuser à mains nues, mes moufles étant coincées sous trop d’affaires. Le froid m’a mordu les doigts, j’ai récupéré mon bâton, et j’ai repris ma montée.

Je suis arrivée sur le sentier principal (enfin les traces de raquettes). Mais plus loin, un tournage bloquait l’accès au col Mercière. J’ai dû bifurquer, m’enfoncer de nouveau dans la neige fraîche. La nuit tombait. Le vent se levait.

Mais avant que la lumière ne s’éteigne tout à fait, une pause mécanique m’a offert un cadeau :
Le ciel s’est ouvert comme un rideau, et tout autour de moi, les montagnes se sont teintées d’or.
Un de ces couchers de soleil où le monde semble peint à l’aquarelle, où l’air lui-même devient pigment.
C’était beau à en oublier le froid, à en accepter le poids du sac et les vis récalcitrantes.
Je suis restée un instant immobile.
Un appareil à la ceinture. Un autre en bandoulière. Les doigts engourdis.
Et cette pensée simple : Je suis bien ici. Un silensel s’était posé sur le paysage — une paix sans paroles. 

J’ai cherché un endroit abrité pour dormir. Derrière un rocher, peut être ?

Premier rocher : trop de vent. Deuxième rocher : encore du vent. Troisième : un peu moins, peut-être.
Alors j’ai commencé à aplanir la neige pour créer un espace plat. Pas de pelle. Juste une de mes raquettes, détournée en outil de fortune.
Puis j’ai sorti mon réchaud, préparé un repas tiède, bu une infusion citron-gingembre que j’avais gardée au chaud dans ma gourde.
Rituel fragile. Rituel essentiel.

Mais un doute m’a prise : sous le rocher voisin, un petit creux, peut-être plus abrité ? J’ai tout déplacé. Et là, coup de théâtre : ce n’était pas un abri, c’était un couloir de vent. La montagne avait sculpté ce trou pour mieux y canaliser ses souffles. Alors j’ai tout remballé. Remis chaque chose à l’abri, avec cette stratégie du campeur qui joue aux échecs avec les éléments. Retour à la première plateforme.

Je me suis glissée dans mon bivy.
Pas très sereine.
Pas à cause de la nature — elle ne m’a jamais vraiment fait peur.
Mais parce que je savais que je dormais non loin du tournage. J’avais croisé quelques types en montant. Ils m’avaient vue avec mon matelas sur le dos. Et j’avais compris qu’eux aussi allaient dormir là-haut, pas très loin.
Et ça, ça avait suffi à fissurer mon raisonnement habituel.

D’ordinaire, je me rassure en me disant :
Sarah, ce genre de mec ne va pas se planquer là, dans le froid, à attendre qu’un jour, par miracle, une femme vienne dormir seule dans la neige. C’est absurde. Personne ne prémédite ce genre de chose dans des conditions aussi improbables.
Mais là, je ne pouvais plus m’appuyer sur cette logique. Il y avait eux, cette nuit. Ils savaient que je campais, ils n’étaient pas très loin.
Et soudain, cette peur irrationnelle que je croyais pouvoir dompter se mit à résonner plus fort.
Ce n’était pas la montagne qui m’inquiétait. C’était la possibilité humaine, toujours plus incertaine.

Et puis, en ce moment, je regarde avec ma mère une série peuplée de créatures fantastiques. Mon imagination, comme toujours, ne rate pas une occasion de contribuer au drame. Le froid est une chose ; l’esprit, un scénariste sans limite.

J’ai fini par éteindre ma lampe frontale.
Et là, dans le noir, quelque chose s’est ouvert.
Les crêtes se sont dessinées, doucement. La nuit n’était pas tout à fait noire.
Un bleu profond, traversé d’un voile pâle. Une clarlune, diffuse, peut-être dissimulée derrière les nuages.
Et surtout, les étoiles.
Des centaines d’étoiles.
J’ai respiré. Longtemps.
Le silence n’était coupé que par les rafales. Et malgré elles, malgré tout, il y avait là une douceur — la douceur de ces instants rares où la nature extérieure te prend dans ses bras.

La nuit fut blanche.

Le vent secouait la toile. J’aurais aimé continuer à observer le ciel, mais il s’est mis à neiger, et il a neigé toute la nuit.
Alors j’ai dû refermer mon bivy. Ce n’est pas vraiment fait pour des nuits sous la neige, un bivy. La neige s’y posait doucement, fondait tranquillement, et de petites gouttes d’eau froide finissaient par couler sur mon visage.

Mon matelas n’était pas assez isolant, l’humidité s’infiltrait.
J’ai somnolé par à-coups. Le corps cède parfois quand l’esprit ne veut plus.
J’ai dormi quelques minutes, par épuisement.

Au matin, j’ai réalisé que j’avais manqué l’aurore.
Pas de réveil. La veille mon téléphone s’était éteint. Je n’avais pas eu la force de le rebrancher. J’avais peur de découvrir qu’il était peut-être cassé. Alors j’avais préféré ne pas savoir. Choisir l’ignorance, parfois, c’est peut-être s’épargner.

Et pourtant, même sans lever de soleil, c’était beau.

Autour de moi, un voile de neige s’était posé. J’étais encore dessous, alors que plus loin, les montagnes profitaient de la lumière pure du matin.
Une étherlume blanche, tendre, encore timide. Comme si l’aube elle-même hésitait à entrer dans le jour.
Le ciel s’éclairait par degrés.
De temps en temps, quand le vent se calmait, des oiseaux volaient en groupe, passaient, puis disparaissaient.
Puis revenaient.
Comme une ponctuation ailée au-dessus de mon bivouac.

Je suis restée longtemps sans rien faire.
À regarder.

Plus tard, je suis allée repérer la suite. De loin, je pouvais voir qu’il fallait traverser un vallon où des traces d’avalanche striaient la pente. J’ai décidé de changer d’itinéraire et de monter aux lacs de Terres Rouges. J’ai prévenu ma personne de confiance et j’ai recommencé à marcher. 

C’était plus raide que ce que j’imaginais.

J’ai le vertige. Et là, les jambes ont flanché.
Tu connais cette sensation ? Quand la peur anesthésie jusqu’aux muscles, quand le corps dit non.
Crispée, agrippée à mes bâtons. Je me suis arrêtée. J’ai respiré.
Puis j’ai baissé les yeux. Je n’ai plus regardé la pente, ni l’horizon, ni le vide.
Juste mes pas.
Petits. Précis. Fermes.
Chaque pas était une décision. J’y plantais mes raquettes avec la volonté de tenir, de ne pas glisser, de m’accrocher.
La peur était là, constante, accrochée à mon dos comme un second sac.
Mais j’ai avancé.
Et j’ai atteint le lac.

Et là, j’ai pris quelque chose en pleine figure.
Pas seulement les rafales.
Mais la vue.

Devant moi, un paysage monochrome, grandiose : des crêtes montagneuses timidement dissimulées derrière des nuages gris, un ciel chargé compact, comme une nappe de plomb suspendue au-dessus du relief.
Derrière moi, un bleu vif parsemé de nuages légers.
Deux mondes coexistaient — l’un dramatique, l’autre paisible.
Et moi, perchée sur la frontière. 

J’ai pris une rafale. Puis une autre.
La puissance du souffle m’impressionnait — comme si le vent pouvait tout emporter, même moi. Et pourtant, à cet instant, je n’aurais voulu être nulle part ailleurs.

Mais le vent allait empirer dans la nuit.
Alors j’ai pris la seule décision raisonnable : redescendre.

Par une autre voie.

Je suis rentrée. Le cœur plein de contradictions : frustrée de n’avoir pas photographié ce que j’étais venue chercher, mais fière d’avoir été là. Chaque fois que je pars seule dans la neige, j’affronte quelque chose en moi. Et chaque fois, je reviens un peu plus libre.

Peut-être que c’est juste ça, au fond :
une façon de me retrouver.
D’apprendre à marcher avec moi-même, pas contre.

Parce qu’au fond, je crois que plus j’irai, et moins j’aurai peur. Et que plus je dormirai là-haut, et plus je serai vivante.

Et c’est peut-être ça, le plus important :
Être vivante.
Pas seulement respirer.
Mais vibrer.
Aimer.
Voir.
Et s’émerveiller à chaque pas.

Lexique poétique

étherlume (n.f.)
Lumière subtile, suspendue, presque irréelle, comme posée entre ciel et neige.
Une clarté d’aube ou de lune, qui éclaire sans appuyer.

silensel (n.m.)
Silence dense, profond, presque palpable.
Un silence qui enveloppe, qui réconforte, plus présence qu’absence.

clarlune (n.f.)
Lumière lunaire voilée, douce et diffuse.
Une clarté bleutée qu’on devine à travers les nuages, sans la voir directement.

Une lettre visuelle. Un souffle doux.

"Dans l'ombre des lumières" est un carnet poétique, offert à celles et ceux qui ressentent le besoin de ralentir. Un petit espace suspendu, entre mots et images. Une façon de faire connaissance autrement.

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