L’élan était là, bien avant que je parte
Il y a presque trois ans, ma thérapie a pris fin.
« Le trauma est guéri. Pour ce qui est de la part anticonformiste contre laquelle tu luttes, c’est toi. Il faut que tu l’acceptes. »
Je m’en étais persuadée.
Une fois « guérie », je serais « normale ».
Ces rêves d’aventure s’éteindraient.
À leur place, l’idée d’une famille, d’un travail stable, naîtrait.
Mais non.
Je luttais contre mon essence.
Et c’est de là que naissait ma souffrance.
J’en ai longtemps voulu à mon père.
Durant huit ans, j’ai coupé les ponts.
Je lui reprochais mon instabilité.
Je rejetais tout ce qui en moi lui ressemblait.
Je niais la beauté qu’il m’avait transmise,
et les valeurs qu’il m’avait données.
Je n’ai jamais vraiment eu deux foyers.
J’avais deux mondes.
D’un côté, la stabilité. De l’autre, l’aventure.
La semaine, j’étais chez ma mère, dans un petit deux-pièces, en ville.
Elle dormait dans le salon pour que j’aie ma propre chambre.
Il y avait une routine, des devoirs, des repères.
Le week-end, j’étais avec mon père.
Dans la forêt. Avec les chevaux.
Dans une caravane, parfois sans eau ni électricité.
Là-bas, je n’avais pas de chambre, pas d’affaires à moi.
J’arrivais chaque samedi avec un sac à dos.
Un pyjama, une brosse à dents, quelques rechanges.
Et le dimanche soir, je repartais.
J’ai appris à faire mon sac à l’âge de cinq ans.
Mes parents venaient de se séparer.
Chaque samedi, je repartais, mon petit sac sur le dos, pour passer le week-end avec mon père.
Au début, ma mère m’aidait. Et puis, petit à petit, c’est devenu mon affaire.
Je ne voyais pas ça comme une contrainte.
C’était juste ma vie.
J’emportais ce qu’il me fallait — et j’oubliais souvent quelque chose.
Un jour un pull. Parfois une paire de chaussettes. Souvent mon pyjama.
Alors, avec le temps, j’ai mis en place un système.
Aujourd’hui encore, je garde tout autour de mon sac.
Ce qui en sort, je le remets aussitôt.
Ce qui ne rentre pas reste posé à côté.
Je sais que si je fonctionne ainsi, je n’oublie rien.
J’ai voyagé avec d’autres personnes.
Souvent, à l’arrivée dans un logement, elles s’installent.
Pas moi.
Et au départ, elles oublient quelque chose.
Pas moi.
On peut y voir plusieurs choses.
Moi, j’y vois une compétence.
Une ressource.
L’un des nombreux points d’un dessin à relier, dont on ne comprend pas toujours l’utilité…
jusqu’à ce que la forme apparaisse.
Mon père changeait souvent de lieu de vie.
Un studio. Une caravane. Un mobile home.
Et une fois, un bâtiment abandonné, promis à la démolition, où il s’est installé provisoirement — entendez : trois ans.
D’abord sur des bottes de foin pour s’isoler du sol, puis sur un matelas gonflable.
Quand j’étais plus jeune,
la caravane, le froid de l’hiver, les sacs de couchage,
la vaisselle évitée en mangeant dans une casserole partagée,
la danse des branches qui me berçaient, la lumière à la bougie…
Tout ça, c’était l’aventure.
Et j’attendais le week-end avec impatience.
Je n’avais pas conscience que cette vie était marginale.
Et je ne me doutais pas de l’empreinte qu’elle laisserait en moi.
Les westerns avaient bercé l’enfance de mon père.
Et un rêve avait grandi en lui : avoir des chevaux.
Et, je crois, vivre la même vie que ses héros.
Pour ce rêve, il avait tout quitté.
Appartement, postes prestigieux dans de grands hôtels.
Il disait parfois qu’on était les SDF du monde équestre.
Il arpentait les campagnes à la recherche de terrains en friche,
trouvait les propriétaires, et leur proposait d’entretenir les lieux en échange d’un hébergement pour les chevaux.
Et souvent, ça fonctionnait.
C’était difficile.
Il y avait des galères.
Mon père n’était jamais en règle, et la vue d’un policier nous angoissait.
À une époque où il ne pouvait plus payer l’assurance de la voiture,
on se garait à Tourrette-Levens
et on traversait les collines à pied jusqu’à Contes,
juste pour éviter un policier qui avait bien compris la situation.
Oui, c’était précaire.
Oui, c’était fatiguant.
Mais je crois que c’était sa façon à lui de se sentir vivant.
Dans mes deux vies, il y avait toujours des animaux.
Avec mon père : Samba et Tyson, nos chevaux.
Cheyenne, notre chienne.
Nos chats, nombreux.
Et chez ma mère : Feeling. Un chien doux et délicat.
Dans ce tumulte, ces liens simples, ces présences tranquilles étaient un doux réconfort.
Les jours où mon père avait du travail, il me laissait seule là-haut.
Je partais dans la forêt, l’esprit plein de scénarios.
Le poil hérissé, les chats me suivaient, Cheyenne veillait.
Parfois j’avais peur. Alors je revenais en courant, et eux couraient avec moi.
On explorait ensemble dans le mystère, dans les feuilles, dans la terre.
Ça nous rassurait.
On formait un clan.
C’était doux et sauvage.
D’autres fois, je partais plus loin.
En randonnée à cheval.
Parfois seule, parfois avec mon père.
Et même si j’aimais ces moments partagés,
je préférais souvent partir seule.
Déjà, j’aimais la lenteur. Les moments qui murmurent.
Aller au pas, sentir le souffle du cheval, écouter les feuilles.
Avancer sans faire de bruit.
C’était ma façon à moi d’être libre.
Silencieuse, lente et vraie.
Un soir d’été, j’ai fait seule la randonnée de Levens à Tourrette-Levens.
J’étais sur Samba, et je tenais Tyson en longe.
Cheyenne nous accompagnait… à sa manière.
Elle disparaissait souvent, longtemps.
On ne savait jamais où elle était, mais elle, elle savait.
Parfois, elle surgissait, parfois trempée d’eau, avec l’air de revenir d’un secret.
Et parfois, soudainement, elle faisait surgir un animal devant nous.
Ce soir-là, comme souvent, ce fut un sanglier.
Un souffle. Une forme sombre qui a traversé la piste en galopant.
Comme tous ceux qu’elle faisait apparaître, l’animal ne s’était pas méfié.
Mon odeur était masquée par celle des chevaux.
C’est ce qui nous avait permis d’admirer tant d’animaux, pendant toutes ces années :
des chevreuils, des renards, des sangliers — sans bruit, sans heurt.
Et puis… le calme.
L’air était doux et un peu humide.
Les chevaux marchaient tranquillement.
Il y avait les odeurs de l’été, les sons discrets des insectes, le vent dans les feuilles.
Le ciel était entre deux, encore clair mais déjà en retrait.
J’étais bien.
C’est tout.
J’ai appris avec les chevaux la responsabilité.
On ne part pas n’importe comment quand on emmène un être vivant avec soi.
On anticipe. On évalue. On protège.
On fait attention à l’autre, toujours.
Et aujourd’hui, je garde ce réflexe.
Quand je pars seule, je fais des choix raisonnés.
Je sais ce que je peux supporter. Je sais comment revenir.
Et il y a cette phrase, qui me revient chaque fois que je dois prendre une décision en cours d’aventure :
« Ne jamais prendre de risques inutiles. »
C’était celle de mon père.
Elle s’est imprimée quelque part, entre les sentiers et les années.
Je crois que je l’écoute encore.
Je ne monte plus à cheval.
Je ne veux plus utiliser un être que j’aime.
À l’époque, je ne voyais pas ça comme une forme d’exploitation.
Mais aujourd’hui, je ne peux plus l’ignorer.
Mes chevaux vivent en troupeau dans de grands espaces naturels. Ils ne portent plus personne.
Et moi, je marche seule.
Et c’est une joie de choisir la liberté sans avoir besoin de la prendre à quelqu’un.
Il y avait aussi la montagne, chez ma grand-mère maternelle.
Un autre rythme. Un autre silence.
Pas de chevaux, et c’était frustrant, à l’époque.
Mais il y avait la beauté. L’air pur. Le son du lavoir. L’odeur de la lavande.
Les cueillettes de fruits des bois, les promenades lentes, les vols de lucioles dans la nuit.
Et ce silence-là, je crois, m’a ouvert un autre espace — sans que je le comprenne encore.
Aujourd’hui, je n’aime plus vraiment les randonnées ailleurs qu’en montagne.
La campagne m’ennuie. La montagne m’ouvre.
Peut-être parce qu’il y a là-haut quelque chose de plus sauvage, de moins habité.
Ou peut-être simplement parce que rien ne m’émerveille autant qu’un paysage montagneux.
Si ce n’est les fonds marins.
Il y a quelque chose de sacré, là-bas. Une énergie différente.
Et je crois que je le sens.
Et enfin, il y avait les livres, chez ma mère.
Elle m’a transmis son amour pour la lecture.
La passion dans Le Cercle des poètes disparus.
Les remises en question de la société de Bernard Werber.
Les doux romans initiatiques de Laurent Gounelle.
À travers ces romans, j’ai fait de nombreux voyages.
Et peu à peu, mes propres rêves ont pris forme.
Alors non, je n’ai pas toujours dormi dans la neige,
ni filmé les fonds marins,
ni exploré les montagnes seules.
Mais j’ai grandi entre deux mondes.
Et c’est là que quelque chose s’est mis en mouvement,
et a façonné la personne que je suis devenue.
Je ne sais pas où ce chemin me mènera.
Mais je sais que le nier m’abîme.
Alors, au lieu de me battre contre ce qui insiste,
j’essaie d’accueillir ce qui persiste.
Ce que j’ai vécu enfant m’a appris à :
• voyager léger, avec un sac à dos,
• m’adapter à des lieux temporaires,
• m’accorder au rythme du vivant,
• avancer avec les animaux comme premiers compagnons,
• remettre en question tout et tout le temps,
• et faire confiance à l’instinct plus qu’aux certitudes.
Les récits qui suivront sont venus plus tard.
Mais la source, elle, coulait déjà.
Et l’élan était là, bien avant que je parte.